samedi 16 octobre 2010

Le chômage n’existe plus (le ministère l’a viré des programmes) !

Le ministère de l’éducation a communiqué récemment aux éditeurs un projet de programme de Sciences économiques et sociales (SES) pour la classe de seconde, afin qu’ils puissent préparer des manuels pour la rentrée. Ce projet est donc considéré comme à peu près définitif. Le ministère montre ainsi l’intérêt qu’il porte à l’avis des enseignants, qui ne seront consultés que dans quelques semaines. Ils auront pourtant des choses à dire ! En effet, le projet, concocté notamment par les professeurs Christian de Boissieu, François Dubet et Philippe Martin, a soulevé l’indignation de nombreux professeurs dès sa parution (officieuse). Et pour cause…
Le projet de programme est présenté sous la forme de questions, ce qui est une bonne idée. En effet, les élèves de seconde qui vont découvrir les sciences sociales travailleront beaucoup mieux si les savoirs qui leur sont présentés répondent à des questions qui font sens pour eux. Ce n’est malheureusement pas le cas de la plupart de celles qui figurent dans ce programme, qui invitent le plus souvent à expliquer un mécanisme (« comment produire ? »). D’autre part, ont été privilégiées les questions essentiellement techniques (l’impact des taux d’intérêt sur l’épargne, par exemple, qu’est-ce qui fait que certains prix baissent alors que d’autres augmentent), par rapport aux questions plus vives et chargées d’enjeux.
Le programme est ordonné en quatre thèmes : « ménages et consommation », « entreprises et production », « marchés et prix », « choix individuels et choix sociaux ». La cohérence des trois premiers ressemble au triptyque du module « microéconomie 1 » : équilibre du consommateur, équilibre du producteur, équilibre du marché. On retrouve d’ailleurs la construction des courbes et de demande sur la base des coûts marginaux et des élasticités, ainsi que la détermination du prix d’équilibre, certes dans une version simplifiée. Quant au 4ème item, il n’a aucun rapport avec ce qui précède, est assez incohérent et résulte manifestement du souci politique de mettre un peu de sociologie en fin de programme. Cette 4ème partie est d’ailleurs explicitement indiquée comme n’étant à traiter que si le temps le permet !
 
Les courbes d’offre tu étudieras
Manifestement, ce programme traduit donc le souci de rapprocher ce qui est enseigné au lycée des programmes de l’université. Pour un enseignement d’exploration, c’est une erreur grave. Le souci d’une démarche analytique, d’apparence scientifique, conduit à négliger la description. Par exemple, sur le thème de la consommation, il aurait paru normal de commencer par là : qu’est-ce que la consommation ? Que consomme-t-on ? Quelle est la dynamique historique de la consommation ? Tout le monde consomme-t-il la même chose ? Ce programme ne permet pas de le savoir. Pourtant, la capacité à décrire les phénomènes sociaux est une compétence très importante. On a un peu le sentiment que, dans leur naïveté et leur méconnaissance de la pédagogie, les auteurs du programme estiment la capacité à décrire présente chez tous les élèves sans qu’il soit besoin de la construire et de la développer.
D’autre part, le choix des premiers cycles d’économie – gestion comme modèle de ce qu’il faut faire en seconde est peu pertinent : alors que les classes préparatoires combinent éléments historiques, sociologiques et économiques, les licences d’économie – gestion se sont enfermées dans une approche désincarnée et purement technique que le professeur Olivier Pastré qualifiait l’autre jour sur France Culture de « débile » (dans L’économie en question, à podcaster ici). Cette approche a conduit des générations d’étudiants à déserter les bancs de la fac ; veut-on répéter la même performance au lycée ? Il faut d’ailleurs rappeler que plus de la moitié des bacheliers ES choisissent un cursus incluant de l’économie dans l’enseignement supérieur, mais que moins de 10% d’entre eux vont en licence d’économie – gestion.
Le résultat de ces choix est un programme privé de vie et fort éloigné des réalités économiques. Par exemple, le fonctionnement des marchés est présenté à partir de la construction de courbes, ce qui est très discutable. Il y a 70 ans, Joseph Schumpeter critiquait déjà ce type d’analyse scolaire et purement statique. Comme le sait tout chef d’entreprise, un marché est un mécanisme fantastique du fait de la concurrence, passant par l’innovation, les prix, le marketing, la recherche de la qualité. Or, il n’est jamais question de tout cela ici ! Et le programme reprend la fable de prix fixés selon une procédure centralisée par un secrétaire de marché. En réalité, ce modèle a été présenté par Léon Walras en s’inspirant des marchés au cadran et il ne décrit correctement que les marchés d’enchères. De leur côté, les économistes post-keynésiens ont bien montré qu’un modèle de fixation des prix par l’application d’un taux de marge aux coûts permettait de représenter le fonctionnement de nombreux marchés concrets de manière pertinente.
Attention : il ne s’agit pas de nier tout intérêt heuristique à l’utilisation de courbes d’offre et de demande. Mais il faut pour cela bien comprendre qu’il s’agit de modèles abstraits reprenant quelques traits du réel et non d’une description (imaginons un élève se demandant ce que peut être la courbe d’offre de son père boulanger et pourquoi le prix de la baguette n’a pas changé depuis deux ans !).
Regrettons également le triste sort fait à l’entreprise : le capital disparaît, il n’est plus question de la décision d’investir. Disparaît également le travail. A la place du contrat de travail, de la représentation des salariés, des relations sociales, il n’y a plus que des facteurs de production. L’entreprise comme collectivité humaine disparaît. On imagine que Sophie de Menthon va s’insurger !

Et la pédagogie, bordel ?!
Quant aux élèves, ils ont de quoi être perplexes. Il est vrai que la pédagogie n’est pas le souci premier de ce programme. N’ayant pas la moindre notion du rythme d’élèves de 15 ans, les auteurs ont construit un programme d’une lourdeur incompatible avec le maigre horaire de SES (1h30 par semaine). Par exemple, la question « Comment se détermine le prix d’équilibre sur un marché ? ». Aujourd’hui abordée en classe de première, cette question nécessite, avec des élèves plus âgés et plus compétents, une douzaine d’heures de cours ; ce qui correspond à huit semaines en classe de seconde. Comme il y a douze questions au programme dans les quatre thèmes, il faudrait, à ce rythme, 96 semaines de cours, soient trois années pour venir à bout de ce programme ! Même si l’honnêteté oblige à admettre que certaines questions sont moins exigeantes, le programme n’en reste pas moins infaisable.
Autre problème, l’étude de certaines questions suppose des connaissances (ce que les enseignants nomment des pré-requis) qui ne figurent pas dans le programme. Par exemple, l’étude des différences sociales de consommation supposerait que les élèves connaissent la classification en CSP (savoir ce qu’est un contremaître et qu’il est classé parmi les professions intermédiaires ne fait pas partie des connaissances spontanées du monde social des élèves de 15 ans). Autre exemple, on demande aux élèves de calculer des élasticités alors qu’ils ne savent pas ce qu’est un taux de variation.
Enfin, les choix opérés par le programme sont idéologiquement contestables. Le choix des thèmes est remarquable.
Par rapport au programme de seconde actuel, ont disparu de la liste des notions à étudier :
le chômage, 
la précarité, 
les inégalités de revenu, 
la valeur ajoutée et sa répartition, 
les conditions de travail, 
les consommations collectives 
; entre autres.
Cette liste n’est pas anodine : toutes les questions vives, tous les clous qui dépassent sont impitoyablement pourchassés, au profit d’un enseignement aseptisé.
Ce biais se retrouve dans la manière d’aborder les thèmes. Ainsi, est privilégiée une approche de l’épargne ou du marché standard, sans jamais mentionner que d’autres visions des choses existent. Par exemple, la troisième question posée est « Consommer ou épargner ? ». Cette manière de poser la question n’est pas neutre sur le plan idéologique. Rappelons en effet que, dans la littérature économique, une coupure très nette sépare les économistes keynésiens et néoclassiques sur cette question : pour les premiers, l’épargne est un résidu, la partie du revenu qui n’est pas consommée. Il n’y a pas vraiment de choix entre consommation et épargne, la consommation dépendant essentiellement du revenu ; alors que, pour les seconds, l’épargne est décidée principalement par les variations du taux de l’intérêt.
Pourquoi ce programme est-il marqué par ces funestes orientations ? Peu importe ; laissons à d’autres les théories du complot. Ce qui ressort en tout cas est que ce programme ne sert pas les élèves et que leur exploration de l’économie (sans même parler des autres sciences sociales) risque de les laisser en rade et sans GPS, les incitant à en rester là. C’est probablement cette conclusion inacceptable qui est la principale cause de la colère des enseignants.

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