jeudi 21 octobre 2010

L'Allemagne exporte mais se désindustrialise

Selon l'économiste Jacques Sapir, en misant sur ses exportations, l'Allemagne se trouve aujourd'hui confrontée à la concurrence chinoise au point de se rabattre sur ses petits voisins européens. Une stratégie infernale. 

Le problème de la stratégie allemande au sein de l’Union Européenne est aujourd’hui posé. Cette stratégie  est aujourd’hui en train de déséquilibrer durablement les pays du « cœur historique » de l’Union et correspond à l’application d’une véritable stratégie d’exploitation de ses voisins (appelée en langage économique « stratégie du passager clandestin »). Ce pays a tout misé sur sa capacité à exporter, un choix dangereux qui désormais le met à la merci des fluctuations de l’économie mondiale. Aujourd’hui déficitaire vis-à-vis de la Chine, l’Allemagne est obligée de se concentrer sur l’Union européenne (voir Annexe) car sa balance commerciale avec les pays émergents est en train d’être déficitaire.

L’écart de compétitivité que l’Allemagne a construit avec ses partenaires n’est pas principalement lié à la capacité de ce pays d’avoir un taux d’inflation faible. Si depuis 2001, l’indice de compétitivité calculé par  rapport aux prix à la consommation (CPI) montre un avantage de l’Allemagne, ce dernier n’est pas significatif avec des pays comme la France, l’Autriche, la Belgique ou l’Italie par rapport auxquels elle accumule les  excédents (70,8 milliards d’Euros en 2009 pour un total de 115 milliards pour l’ensemble de l’UE).
L’adoption d’un  indicateur de compétitivité basé  sur  le déflateur du PIB nous  fournit une autre image.


Les  écarts  de  compétitivité  apparaissent  ici  nettement  plus  importants.  L’indice  de compétitivité construit sur  le déflateur du PIB permet par ailleurs d’introduire  les coûts de productions pris dans le sens le plus large.
De ce point de vue, cet indice de compétitivité est déjà bien plus réaliste. Cependant, il peut laisser à penser que c’est grâce à des gains de productivité particulièrement importants en Allemagne que c’est construit l’avantage compétitif.
Or, une étude de la fondation Robert Schuman tend à montrer que le niveau de productivité de l’Allemagne  n’est  pas  extraordinaire  par  rapport  à  la moyenne  de  l’UE. En  fait  des  pays comme la France, l’Autriche et l’Irlande obtiennent des résultats meilleurs. La prise en compte de la productivité globale (PIB que divise la population active) a tendance à  favoriser  les  pays  qui  ont  un  secteur  financier  très  développé. Mais,  si  cela  permet d’expliquer les excellents résultats de l’Irlande, du Luxembourg et des Etats-Unis, on est dans
le cas d’une comparaison entre la France et l’Allemagne avec une structure de la production qui est à peu de choses près équivalente. Les résultats sont donc comparables.


L’analyse du Graphique 4  indique un décalage de près de 15% entre  le coût du  travail réel entre l’Allemagne et la France, alors que le la hausse des prix ne peut expliquer qu’environ 5% en termes de décalage avec l’Allemagne.
Ceci reflète l’effet de la politique fiscale allemande qui, en 2002, a décidé de transférer massivement  les  charges  patronales  sur  la  fiscalité  pesant  sur  les  salariés  et  la population. À  travers  l’application  de  cette  «  TVA  sociale  »,  l’Allemagne  a  réalisé l’équivalent d’une dévaluation de 10% au sein de la zone Euro qui avait été conçue pour éviter en principe ce type de stratégie. Il faut noter que cette politique allemande de compression des coûts unitaires du travail n’a été possible que parce que les autres pays n’appliquaient pas une politique similaire. L’Allemagne n’a pu se permettre une telle politique que dans la mesure où ses voisins faisaient l’opposée. Si tout le monde avait pratiqué la même politique de contraction du coût réel du travail, l’Europe aurait été plongée dès 2003 dans une terrible dépression. Le gouvernement allemand doit donc être mis devant ses responsabilités. C’est lui qui a pratiqué une politique de « Passager Clandestin» et qui a rompu le pacte Européen le premier.
Le  tableau de  la balance commerciale de  l’Allemagne vis-à-vis de  l’UE qui est présenté en annexe le confirme. Trois choses sautent aux yeux à la lecture de ce tableau. Tout d’abord, l’excédent commercial réalisé  sur  les  6  premiers  pays  européens  (France,  Royaume-Uni,  Autriche,  Belgique, Espagne,  Italie) est considérable.  Il  représente environ 103 milliards d’Euros,  sur un  total d’environ  116 milliards.  Si  l’on  ne  considère  que  la  France,  l’Espagne  et  l’Italie,  nous obtenons déjà près de 51 milliards d’Euros d’excédents. Ensuite,  il  faut  y  ajouter  la  faiblesse  relative  de  l’excédent  sur  les  Etats-Unis. Avec  18 milliards  d’Euros,  nous  sommes  à  un montant  inférieur  non  seulement  à  la  France  (27 milliards) mais aussi au Royaume-Uni et même à l’Autriche. Ceci indique bien à  quel point les excédents allemands sont régionalement concentrés. Ils sont réalisés pour les trois-quarts sur les pays de l’Union européenne. Enfin, et ce point est aussi important que les deux autres, on s’aperçoit que l’Allemagne est en déficit vis-à-vis de  la République Tchèque, de  la Slovaquie et de  la Hongrie. Pourtant, ces pays sont en retard économiquement, et ne produisent pas de matières premières. Ici, ce que nous  voyons,  c’est  le  processus  du  basculement  du Made  in  Germany vers  le Made  by Germany. L’Allemagne délocalise massivement la production des sous-ensembles industriels chez  ses  voisins  immédiats  de  l’Europe Centrale  et  ne  conserve  que  l’assemblage  final, vendant  alors  aux  autres pays des produits qui  incorporent  l’effet des productions  à  forte productivité mais bas coûts des sous-traitants.
Ainsi peut-on comprendre pourquoi  il n’est pas contradictoire de dire dans  la même phrase que  l’Allemagne  s’affirme  comme  exportatrice  de  biens  industriels  et  qu’elle  se désindustrialise. L’évolution des chiffres de l’emploi industriel en Allemagne confirme cette tendance d’une désindustrialisation du pays. Socialement, ceci a pour effet de  faire baisser relativement, mais  aussi  parfois  de  manière  absolue,  les  salaires  ouvriers et  employés. L’Allemagne va peut-être bien, mais sa population vit de plus en plus mal, à l’exception du 1%  le  plus  riche  qui,  à  une  échelle  moindre  qu’aux  Etats-Unis  mais  de  manière  plus importante qu’en France, accumule  toujours plus de richesse. Avec plus de 12% du revenu national, ce 1% le plus riche a même dépassé le niveau historique de la fin des années vingt et du  début  des  années  trente  et  se  rapproche  dangereusement  des  niveaux  qui  avaient  été atteints en 1936 et 1937 du temps du nazisme.
Il  est  donc  établi  que  la  politique  du  gouvernement  allemand  pose  aujourd’hui  un problème à  l’UE en raison du déséquilibre qu’elle  introduit au sein même de  l’Union. Une politique de « passager clandestin » n’est clairement pas acceptable. Les  travailleurs allemands ont  été  les premières victimes de  cette politique. Mais,  ils entraînent à leur suite les travailleurs des principaux pays européens. Il  faut  donc mettre  le  gouvernement  allemand  devant  le  choix  suivant  :  soit  nous appliquons unilatéralement des montants compensatoires d’environ 15% à  son égard soit il s’engage à augmenter rapidement les salaires (par le biais d’une hausse du salaire minima) de 10% et il procède de la sorte à une relance à l’échelle européenne.

Jacques SAPIR

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