Que font les commissaires européens une fois leur mandat terminé ? Ils sont de plus en plus nombreux à vendre leurs services – et leur influence – aux multinationales et aux lobbies qui pullulent à Bruxelles. Et ce, sans quasiment aucun contrôle. Visite des petits et grands conflits d’intérêt qui corrompent peu à peu l’exécutif européen.
Bruxelles, ce n’est pas nouveau, est la capitale mondiale du lobbying : la Commission européenne estime à 15.000 le nombre de lobbyistes qui arpentent la ville, au service des 2.800 grandes entreprises, agences spécialisées ou autres cabinets de « consulting » (à Washington, ils ne sont « que » 12.000). Plus grave : les anciens dirigeants européens sont de plus en plus nombreux, une fois leur mandat terminé, à se faire embaucher en tant que conseillers pour des intérêts privés. Une façon très lucrative de monnayer son réseau et son expérience. Ce qui demeurait une pratique encore exceptionnelle il y a quelques années, semble devenir la règle.
Des treize commissaires européens qui ont quitté la Commission en février 2010, six ont déjà rejoint le secteur privé ! Un « pantouflage » massif... L’Irlandais Charlie McCreevy, ex-commissaire au Marché intérieur et Services, pointe désormais chez la compagnie aérienne Ryanair. Celle-ci le considère probablement comme le conseiller idéal pour contrer les plaintes des autres compagnies aériennes européennes, échaudées par les financements publics dont profite leur concurrent low-cost [1]. Charlie McCreevy, qui a décidément du temps à revendre, aurait également rejoint le Conseil d’administration de la banque londonienne NBNK Investments PLC [2] alors qu’il était l’un des principaux responsables… de la régulation bancaire au sein de la première Commission Barroso (2004-2009). Régulation bancaire qui a été – comme chacun sait – d’une redoutable efficacité.
Conseiller les banquiers plutôt que les consommateurs
La Bulgare Meglena Kouneva, ex-commissaire à la protection des consommateurs et ex-députée centriste, a rejoint BNP Paribas. Vu les pratiques des banques à l’égard de ces mêmes consommateurs (entente illégale, absence de transparence sur la nature des frais payés par les clients…), l’ancienne commissaire devrait très vite se rendre indispensable. D’autant qu’à Bruxelles, elle a élaboré la « directive Crédit » sur les prêts à la consommation, supprimant plusieurs protections pour les emprunteurs. BNP-Paribas justifie son choix par la récente « campagne de féminisation du personnel dirigeant de la banque et son orientation de plus en plus internationale ». Le CV de commissaire européen de Meglena Kouneva n’est bien sûr pas entré en ligne de compte.
L’ancienne commissaire autrichienne Benita Ferrero-Waldner (conservatrice) vient d’emménager au Conseil de surveillance du champion allemand de la réassurance, Munich Re. Coïncidence : en tant que commissaire, elle s’était impliquée en faveur du projet « Desertec », un plan d’approvisionnement électrique de l’Europe par un réseau de centrales solaires en Afrique du Nord… dont Munich Re est l’un des acteurs principaux.
Un pantoufleur de première classe : Günter Verheugen
Mais le cas le plus emblématique est celui du social-démocrate allemand Günter Verheugen. Il est l’un des commissaires européens les plus puissants de ces dix dernières années. En tant que vice-président et commissaire aux entreprises et à l’industrie (de 2004 à 2010), Günter Verheugen est critiqué pour son favoritisme à l’égard des intérêts des grandes entreprises, aux dépens des préoccupations sociales et environnementales. Il vient de franchir une étape supplémentaire en créant, seulement deux mois après la fin de son mandat, sa propre entreprise de relations publiques. Avec son ancienne collaboratrice et directrice de cabinet, Petra Erler, il fonde en avril un cabinet de conseil en lobbying, « European Experience Company ».
La lecture du catalogue de l’agence de Verheugen laisse songeur. Officiellement, ses activités n’ont rien à voir avec le lobbying, comme l’indique le site de sa société. Pourtant, l’agence propose d’aider « les hauts dirigeants des institutions publiques et privées et des entreprises » dans leurs actions de lobbying à destination de l’Union européenne, via des « séminaires intensifs de management pour les institutions et les entreprises en coopération avec des experts des institutions européennes ». La « company » facture également ses « recommandations stratégiques dans le domaine de la politique de l’Union européenne et d’autres questions politiques » et vend un « soutien aux efforts de relations publiques dans les affaires européennes (discours, événements médiatiques, publications) ». Une belle brochette de services qu’une députée européenne allemande, Inge Gräßle (CDU), résume ainsi : « Toute personne ayant de l’argent peut acheter l’accès de Verheugen aux institutions européenne ». On nomme cela un mercenaire, non ?
Mensonge par omission
Comment expliquer que les institutions européennes n’encadrent pas ce genre de transferts ? Normalement, les anciens commissaires sont censés informer Bruxelles de leurs activités futures, afin de s’assurer que celles-ci ne soient pas source de conflit d’intérêt. Verheugen a omis de le faire. En avril, la Commission lui demande explicitement de la mettre au courant des « différentes activités qu’[il pouvait] envisager dans l’année ». Il y répond en envoyant des informations sur ses quatre nouveaux employeurs. À savoir : la Banque Royale d’Écosse (Royal Bank of Scotland), l’agence de lobbying Fleischman-Hillard, l’organisation bancaire allemande BVR, et l’Union turque des chambres de commerce et des bourses (Turkish Union of Chambers and Commodity Exchanges).
Le comité d’éthique de la Commission européenne [3] s’est donc penché sur le cas Verheugen. Sans surprise, il n’y trouve rien à redire. Précisons que ce comité n’a jamais fait preuve d’un grand zèle. Il accorde systématiquement des exemptions aux anciens commissaires qui, officiellement, doivent pourtant observer une période d’un an avant de revêtir leur costume de lobbyistes. Les trois ex-collègues de Verheugen ont d’ailleurs obtenu le feu vert du comité pour aller conseiller les secteurs qu’ils étaient censés encadrer à la Commission. Le fonctionnaire allemand est donc autorisé à exercer ses quelques « extras »… Sans aucune mention de son « European Experience Compagny » d’où provient pourtant son fax de réponse à la Commission.
Cyber action contre la corruption
Le « code de conduite des commissaires » ne mentionne même pas la notion de conflit d’intérêt. Le comité d’éthique est seulement chargé d’évaluer si la nouvelle activité est bien « compatible avec le Traité de l’Union européenne ». Reste que Günter Verheugen a menti par omission en ne transmettant pas au comité d’éthique sa véritable nouvelle fonction [4]. Il ne risque cependant pas grand chose : aucune sanction n’est prévue contre celles et ceux qui dérogent à la règle.
Le réseau associatif Alter-EU et l’ONG Transparency International demandent une révision de ce « code de conduite » pour préciser ce que l’on attend des commissaires et rendre plus transparent le travail du comité d’éthique. Et proposent d’interdire pendant trois ans toute reconversion d’anciens commissaires dans le lobbying (aux États-Unis, cette interdiction est de deux ans pour les anciens sénateurs et d’un an pour les membres du Congrès). Cette recommandation figure également dans une étude diligentée par le Parlement européen en 2008. C’est l’un des engagements pris par José Manuel Barroso au début de son second mandat. « Le Président et l’ensemble de la Commission sont parfaitement conscients de leurs responsabilités et promeuvent l’intérêt général au sein de l’Union européenne sans n’autoriser aucune pression extérieure ou intérêt personnel afin d’exercer une influence indue sur le processus de prise de décision », assurait la Commission, en février 2010.
On mesure aujourd’hui le degré de sincérité de l’exécutif européen.
Le réseau Alter EU vient de lancer, ce 22 septembre, une cyber action contre le laxisme de la Commission face à l’affaire Verheugen.
Gildas Jossec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs)
Frédéric Lemaire (Commission Europe d’Attac)
[1] Les autres compagnies européennes, Air France notamment, dénoncent les subventions régionales perçues par Ryanair qui s’installe sur les petits aéroports en périphérie des grandes villes.
[2] Selon les informations du Sunday Independent du 19 septembre
[3] La Commission ad hoc du Comité d’éthique est présidée par un ancien haut fonctionnaire européen, le français Michel Petite, qui pantoufla lui-même en 2008.
[4] L’entreprise le présente comme « non-executive managing director », sa collaboratrice Petra Erler étant « executive managing director », ce qui leur permet de déclarer tranquillement que Günter Verheugen n’est pas salarié de l’entreprise qu’il a fondée. Il n’y aurait donc pas de conflit d’intérêt... ça c’est de la dialectique !!!
http://www.internationalnews.fr/
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Source : L'observatoire de l'Europe
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