Les années 1980 et 90 furent, en matière de politique économique, celle de la pensée unique. Un certain consensus s’était installé en réponse à la crise et à la montée d’un chômage de masse dans les pays industrialisés : il fallait libéraliser pour restaurer la compétitivité des entreprises, réduire les prix donc l’inflation (c’était la désinflation compétitive) et donc stimuler la consommation et la croissance. La fin de la guerre froide, interprétée par certains comme une fin de l’histoire et la victoire du système libéral, accentua encore le mouvement de dérégulation. Tous les secteurs d’activité furent progressivement réformés : la banque, la finance, l’énergie, les transports mais aussi l’industrie stratégique et de défense.Longtemps accusée d’être une forteresse derrière laquelle les entreprises européennes étaient choyées et protégées par les Etats, l’Union européenne par la voie de sa Commission, adopta une position des plus orthodoxe : les aides d’Etats étaient très strictement encadrées, les politiques industrielles nationales proscrites, même la dépense publique et les déficits, parce que l’Euro, devaient être sous contrôle. Quoique des plus dogmatiques, les arguments de la Commission se défendaient : les politiques industrielles et commerciales sont injustes car à la portée des pays les plus riches alors qu’elles portent atteintes et pénalisent les pays les plus pauvres. Elles n’incitent pas, qui plus est, les entreprises à réaliser les investissements nécessaires pour améliorer leur productivité et leur compétitivité. Elles pénalisent finalement la croissance et ce, surtout dans un contexte de mondialisation, donc de compétition accrue. Pourtant, quelques 20 ans plus tard, on mesure aussi aujourd’hui les effets pervers de ces choix politiques. La récente crise grecque ou plus exactement crise de l’euro a mis en évidence les limites d’une monnaie et d’une politique monétaire unique au sein d’une zone économique somme toute assez disparate. Malgré les critères de convergence, les déficits publics n’ont cessé de se creuser. Certains diront que c’est la crise. Certes ! Mais c’est oublier bien vite qu’à l’aube de cette crise, en 2008, rares étaient les pays européens ayant effectivement résorbé leur déficit public… Plus insidieusement, le retrait des pouvoirs publics de certains secteurs d’activité a conduit à une réduction drastique, voire dangereuse des investissements dans ces secteurs, les financements privés n’ayant pas, loin s’en faut, égalé les fonds publics investis par le passé. Les pannes d’électricité se multiplient en Californie, la réputation du système ferroviaire britannique n’est plus à faire, etc. Au final le coût de ces dérégulations et avaries est, pour le contribuable et le client, plus élevé qu’il ne l’était par le passé (dans certains cas même, sans commune mesure) et c’est sans prendre en compte ce que pourrait coûter un retour en arrière et une renationalisation de ces activités. La situation est d’autant plus inquiétante aujourd’hui que la dérégulation fut l’occasion d’une démission des Etats et de la volonté politique. Démission politique court-termiste et à double face qui combine à la fois un désengagement patent des pouvoirs publics sur les projets de long terme, les investissements, sans pour autant (sauf exception) réellement tenter de maîtriser la dépense publique. A cause de cela, les pays européens n’ont aujourd’hui plus aucune visibilité quant à leur politique énergétique, à leur accès aux matières premières, à leur capacité d’innover et de rester (il n’est même plus question de devenir comme le stipulait l’objectif de Lisbonne en 2000) une économie de la connaissance. Hormis en Allemagne, la désindustrialisation se poursuit en Europe pénalisant l’emploi, les exportations et donc in fine la croissance économique et le poids de l’Europe sur la scène internationale.Cette perte d’influence accentue encore les problèmes et le manque de visibilité quant à l’avenir économique de la région. Il semble aussi que, parce que les réponses européennes de la Commission et du Conseil – mais les Etats n’en sont jamais très loin -, ont toujours été dogmatiques et idéologiques, elles ont multiplié les dissensions et les divisions en Europe, affaiblissant de facto la construction européenne. A cause de cela ensuite mais aussi de la crise (1), les pays européens affichent aujourd’hui des déficits énormes. Il n’est plus question que de réduction de la dépense publique, de budgets de rigueur pour rassurer les marchés financiers, l’Allemagne ou les instances européennes. Les symptômes et les remèdes n’ont pas changé et, une fois n’est pas coutume, c’est encore le long terme et les investissements qui en font les frais. La réduction des dépenses publiques conduira à l’abandon de projets majeurs pour notre avenir dans l’ensemble de l’Europe. L’exemple des dépenses militaires, des choix et arbitrages politiques qui vont en découler et des conséquences de ces choix sur les capacités industrielles et technologiques de défense en Europe est de ce point de vue édifiant. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause un effort public certainement indispensable ou de prôner, dans un contexte budgétaire aussi difficile, une augmentation de la dépense militaire. Il s’agit simplement d’illustrer combien l’absence d’anticipation et de responsabilité politique peut conduire à mettre les pays européens dans une situation dangereuse politiquement et stratégiquement sans pour autant garantir que la dépense militaire sera finalement maîtrisée ! La base industrielle et technologique de défense de notre pays n’aurait jamais pu se constituer sans volonté politique, sans crédits étatiques, et sans politique industrielle. Si l’autonomie stratégique doit être maintenue dans un cadre européen, et tous les textes adoptés par l’Union européenne que ce soit au niveau de l’Agence européenne de défense ou de la commission européenne vont dans ce sens, cela nécessitera également la mise en place d’une politique industrielle même si c’est avec un niveau de crédits militaires réduits. La baisse des crédits militaires devrait inciter encore plus les Etats à définir le modèle industriel de défense qui semble nécessaire à leur autonomie et à leur ambition sur la scène internationale. Il est peu probable, dans l’état actuel des choses que cela soit fait !
Sylvie Matelly.
(1) Sauf que les crises ne sont pas nouvelles et que la maîtrise des déficits public a, d’abord et avant tout, pour objectif de restaurer, en période faste, des marges de manœuvre aux gouvernements lorsque la situation économique se détériore
Docteur ès sciences économiques, Sylvie Matelly est aujourd’hui directrice de recherches à l’IRIS et Professeur associée à l’Ecole de Management Léonard de Vinci, spécialiste d’économie interna-tionale et de défense. Après avoir obtenu une maîtrise d’économétrie à la faculté de Sciences Econo-miques de Montpellier et à l’Universidad Central de Barcelone et un DEA d’économie internationale de l’Université Pierre Mendés France à Grenoble, elle s’est spécialisée sur les questions de défense en rédigeant une thèse sur les déterminants économiques des dépenses militaires.
Elle est, depuis 2001, chercheuse en Economie Internationale et Défense à l’IRIS. Elle a participé en 2003 à la création du diplôme «Géoéconomie et Intelligence Stratégique» dont elle est aujourd’hui responsable pédago-gique. Elle est également membre du Comité de rédaction de la Revue Internationale et Stratégique et membre fondateur du « Club Agri 2007 », club de réflexion pour réfléchir sur l’avenir de l’agriculture en Europe et la réforme de la PAC. Elle participe au réseau ECADE fondé par les membres du GREAr, groupe de jeunes économistes de défense au sein du CHEAr/DGA (Groupe de Réflexion en Economie et Armement, animé entre 2001 et 2004 par Renaud Bellais). Elle a collaboré, en 2001/2002 avec le Groupe Transition et Dévelop-pement de Grenoble et l’Institute For the Economy in Transition (Moscou) pour la création d’une agence de développement à Kaliningrad dans le cadre d’un projet européen TACIS.
Sylvie Matelly a mené plusieurs études sur les questions des conflits et des opérations extérieures tant du point de vue des capacités à déployer, des questions d’inter-armisation et de multinatio-nalisation des opérations et leurs conséquences que sur les enjeux des conflits en tant que tel.
Sylvie Matelly est par ailleurs chargée du chapitre Enjeux économiques dans l’Année straté-gique.
Source : http://www.gaullisme.fr/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire